Article pour Coopération Pédagogique, revue de l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne, pédagogie Freinet, n°143 Juin 2005
Nous sommes quelques-uns
à
faire souvent référence à des termes
cabalistiques : cybernétique, systémique,
auto-poïese, entropie, etc. etc. D'autant cabalistiques qu'ils
n'ont en
apparence rien à voir avec ce qui nous préoccupe,
à savoir l'éducation, la
pédagogie, les apprentissages.
Alors ci-dessous une
tentative de définitions sommaires par quelqu'un de non
compétent à les définir
!
Le terme viendrait du grec
kubernetes qui signifie gouverner, piloter. Des fêtes
"cybernésies"
étaient organisées chaque automne en l'honneur
des pilotes en rapport avec la
légende de Thésée qui a pu gagner la
Crête grâce au savoir faire de deux
pilotes. Et il paraît même que dans Gorgias, Platon
considère la cybernétique comme
l'art de gouverner un système en recueillant des
informations, en élaborant un
programme d'action et en utilisant une énergie pour
l'exécution [1].
Comme quoi on n'aurait pas inventé grand chose !
Sa définition en tant
que nouveau
champ scientifique est beaucoup plus récente. On la doit
à Norbert WIENER qui
en 1948 fonde la science des machines qui
s’autorégulent ; étant
"informées" sur leurs résultats, elles se
corrigent elles-mêmes. La
science du contrôle des systèmes. Un exemple de
système cybernétique
rudimentaire est un radiateur électrique. Il
possède deux éléments, une
résistance et un thermostat, liés par une boucle
négative: ainsi,
l'augmentation de la chaleur déclenche d'elle même
la coupure du thermostat,
provoquant en retour la baisse de la température, qui
produira à son tour la
réouverture du thermostat. La science des robots, tout
bêtement !
Bigre j'entends
déjà les
hurlements fréneitistes ! Attendez :
- Tout d'abord
WIENER et les premiers cybernéticiens ont mis
au clair des notions comme celles de systèmes,
d'interactions entre les
éléments d'un système, de feedback,
d'autorégulation, de rétroaction,
d'homéostasie etc..
- A leur décharge, les
cybernéticiens pensaient vraiment que la
cybernétique allait libérer l'homme en
le remplaçant par des automates pour toutes les
tâches pénibles et peu
intéressantes ; c'est ce qu'ils disaient dans leurs
premiers congrès (1950) en
mettant cependant en garde les gouvernants de ne pas en
détourner
l'objet : libérer l'homme et non pas augmenter les
profits des possédants.
De ce côté là, pauvre Norbert !
-
Très rapidement le parallèle a
été faite entre les systèmes inertes
et les
systèmes vivants. Et on a considéré
que notre monde est intégralement constitué
de systèmes, vivants ou non-vivants, imbriqués et
en interaction. Peuvent ainsi
être considérés comme des
"systèmes": une société, une
économie, un
réseau d'ordinateurs, une machine, une entreprise, une
cellule, un organisme,
un cerveau, un individu, un
écosystème… une classe, une
école. Un certain
nombre de principes s'appliquant aux uns comme aux autres.
Et
bien sûr une première dérive a
immédiatement eu lieu : Les principes de la
cybernétique ont été
appliqué… au contrôle social ! Une
science du contrôle et
de l'information. Le type de société qui
émerge aujourd'hui dans les pays
industrialisés découle directement des
applications de la cybernétique :
processus de robotisation de la production, réseaux
financiers mondialisés,
nouvelles méthodes de management et d'organisation de
l'entreprise, réseaux de
communication et réseaux informatiques, nouveaux
systèmes d'armes
intelligentes... Lorsque des dirigeants doivent accentuer le
système en place
et surtout le maintenir, la cybernétique les aide en
anticipant sur les
réactions du dit système et en les faussant. Voir
les retraites par exemple,
préparées depuis plus de vingt ans. Pour avoir
négligé la manipulation des
systèmes parce que pensant les jeux faits, Chirac et
Hollande ont perdu le
référendum.
Norbert
aurait dû s'en douter : avec un marteau on construit des
charpentes ou on
fracasse des crânes.
A
l'inverse, Norbert WIENER, à partir de ses propres
découvertes, a pu entrevoir
la quasi totalité de nos problèmes actuels : Il a
identifié la plupart des
principales questions, largement ignorées de son temps, qui
finirent par
devenir essentielles un quart de siècle plus tard :
l’exploitation des
ressources naturelles, la pénurie de pétrole, la
surévaluation de l’intérêt de
la fission nucléaire comme source
d’énergie, le lent empoisonnement par les
additifs alimentaires, l’arrivée de nouvelles
bactéries et de nouveaux virus,
les changements dans la pyramide des âges, les maladies de la
dégénérescence…
Comme quoi la cybernétique aurait pu au contraire aider
à construire une bonne
charpente sociétal !
Mais ce qui est pour nous
encore plus intéressant c'est la convergence qu'il y a eu
entre les travaux des
cybernéticiens et d'autres champs scientifiques qui ont fait
faire un bond à la
connaissance des systèmes vivants cette fois. Cela va de la
physique quantique
à l'astro-physique en passant par la biologie
moléculaire, ou la génétique, les
théories de l'information et de la communication ou la
théorie générale des
systèmes, la bionique etc , les uns empruntant et
donnant aux autres ! La systémique est une approche
fondamentalement
pluridisciplinaire qui intègre avec la
cybernétique proprement dite et les
autres domaines cités, la psychiatrie (notamment la théorie de la
schizophrénie),
l'écologie,
l'anthropologie, la sociologie et touche à la philosophie politique
au travers de la
théorie des organisations. Le père fondateur de
cette approche
pluridisciplinaire serait Gregory Bateson.
Un
des synthétiseurs de cette espèce de nouveau
paradigme est Edgar MORIN qui en a
tiré sa "méthode". Les sciences cognitives
baignent dedans et les
VARELA et autres de l'école de Palo Alto ont
poussé le bouchon très loin jusqu'à
l'auto-poïese (la caractéristique du vivant c'est
de se créer soi-même
!) Ouf !
Je simplifierais en disant
qu'il s'agit de comprendre le fonctionnement des systèmes,
essentiellement
vivants cette fois. Alors que la cybernétique a d'abord
été la science du
contrôle des systèmes, la systémique
amène elle à favoriser,
l'auto-organisation, l'auto-contrôle,… des
systèmes. Est apparu un petit
préfixe capital : "auto" ! On l'avait bien
découvert au moment de
"l'auto-gestion", mais on l'avait mis sur le compte de
l'idéologie.
Il vient au cours des dernières années
d'échapper à l'idéologie !
Mais l'on parle beaucoup
plus d'une "approche systémique" en opposition avec une
"approche cartésienne" [i].
Elle consiste grosso modo à aborder tout problème
par l'étude du système et de
son environnement ou son contexte dans lequel se situe le
problème. Il y a même
l'idée de la "boite noire" : c'est là qu'est le
problème, mais tu ne
sais pas ce qui s'y passe et tu t'en fous complètement ! (tu
abordes et
solutionnes, peut-être, le problème de
difficulté de lecture d'un enfant en analysant
le système ou les systèmes dont il fait partie,
leur fonctionnement, leur
caractéristique de vivant ou non vivant… et tu te
fous complètement de la
lecture… oulala !) .
- selon le principe d'interaction ou d'interdépendance on ne peut comprendre un élément sans connaître le contexte dans lequel il interagit,
- le principe de totalité rappelle que le tout est supérieur à la somme des parties (paradoxe de Condorcet)
- le principe de rétroaction (feed-back) est un type de causalité circulaire ou un effet va rétroagir sur la cause qui l'a produit.
Pour ma part les 2 grands
vulgarisateurs de ces nouvelles représentations qui m'ont
permis de solutionner
mes problèmes de compréhension et de pilotage de
ma classe ont été Joel de
Rosnay (Le macroscope, l'aventure du vivant) et Henri Laborit (La
nouvelle
grille, éloge de la fuite…). Et puis tous les
autres, Jacquard (inventer
l'homme, éloge de la différence…),
Hubert Reeves (L'heure de s'ennivrer…)…
La difficulté de ces
nouveaux champs d'investigation qui touchent tous les
systèmes humains, c'est
essentiellement dans la rupture des représentations
à laquelle ils nous
confrontent. Pensez donc, il peut y avoir une particule qui me frappe
simultanément là et ailleurs, qui est
là en n'étant pas là, qui est
particule
ou qui est onde au choix de celui qui la perçoit ou de celui
qui l'émet ou
d'elle-même ! Pensez donc, il apprend à calculer
de la même façon qu'il apprend
à marcher, il créerait même
carrément ses langages ! Ce problème de
transformation des représentations n'est pas
nouveau : cela n'a pas dû
être facile de passer à une terre ronde, d'oublier
la génération spontanée,
d'apprendre qu'il n'y avait plus de hiérarchie naturelle
dans nos organes et
dans nos cellules etc. On devait probablement mourir du sida ou du
cancer les
siècles précédents mais il
était alors impossible de se les représenter donc
d'imaginer la cause du décès et comment
l'éviter (trouver la cause des maladies
dans l'environnement et le contexte est très
récent et ne s'est affirmé qu'avec
l'attribution des conditions d'hygiène et de
salubrité comme causes
essentielles de la tuberculose. Ce qui n'empêche pas plus
d'un siècle après à
l'Etat français de continuer à
préconiser la vaccination contre l'avis même de
l'OMS !) On ne pouvait au siècle dernier (XXème
!) trouver de cause à
l'illettrisme hors du manque de don ou de la mauvaise
volonté ! Dans le même
ordre d'idées, pendant longtemps la
représentation du corps humain (une tête
qui commande au reste) correspondait à l'acceptation du
pouvoir monarchique
absolu. Aujourd'hui, l'égalité
génomique des cellules, les interactions entre
cellules, organes, systèmes, les notions de
réseaux… rendent la démocratie
telle elle a été conçue aux
XVIIème et XVIIIème siècles
à son tour désuète et
on peut entendre des scientifiques dirent que l'anarchie est la forme
suprême
de l'organisation et non pas le chaos tel on pouvait se la
représenter quelques
siècles plus tôt.
On peut penser que la
résistance aux changements est aussi la
difficulté à déconstruire ses
représentations pour en reconstruire d'autres dans un
nouveau paradigme. Elle
devient alors normale… mais à soigner !!
L'intérêt pour
nous c'est
que l'approche systémique permet de "traiter" un certain
nombre de
problèmes (je dirais TOUS les problèmes) de
façon complètement différente,
à un
tel point que dans cette approche certains problèmes n'ont
plus à être traités
parce qu'ils n'existent plus. Par exemple l'évaluation qui
semble redevenir à
la mode dans le mouvement Freinet perd de son sens, la programmation
devient inutile,
l'hétérogénéité
devient indispensable etc. Et puis la nouvelle compréhension
de
la construction du vivant apportée par les scientifiques de
tous ordres, non
seulement apporte un éclairage sur l'efficacité
de ce que nous faisions mais
surtout ouvre d'immenses perspectives pour aller beaucoup plus
loin… sans
aucune culpabilité !
Voilà une notion des
plus
curieuses. D'ailleurs suivant le domaine d'où on tente de la
définir, la
définition est différente ! Son origine remonte
à la… thermodynamique. Oulala !
Bon, la thermodynamique a
pour objet les effets du travail, de la chaleur et de
l’énergie sur un système.
Tiens, revoilà le système ! et elle s'assoit sur
deux principes paraît-il très
connus (?!). Le premier même moi je le connais : rien ne se
perd, rien ne se
crée ! La matière et
l’énergie peuvent changer de forme, elles se
conservent toujours.
Le deuxième principe, dit principe de Carnot (du temps de la machine à vapeur) arrangé par d'autres et où il est question de l'entropie, c'est beaucoup plus coton à décrire, d'autant que l'entropie est même une mesure avec des formules encore moins faciles à comprendre que e=mc2 ! Allez, je me lance : grosso-modo le premier principe te dit que rien ne disparaît en parlant de l'énergie qui se transforme en travail (la chaudière fait de la chaleur qui transforme l'eau en vapeur, qui fait tourner les bielles, qui chauffent les roues et les rails et si on récupérait cette chaleur on pourrait même transformer l'eau en vapeur qui…) ; le second te dit qu'en somme la chaleur va toujours d'une source chaude à une source froide, jamais le contraire… et que ça fait du tiède, mais que quand même un jour tout sera froid ! Donc rien ne se perd d'accord, mais quand même à la fin t'as quand même plus rien ! c'est pas génial ? L'énergie n'est pas perdue, la chaleur s'est dissipée quelque part dans la pièce… mais on ne peut pas la récupérer pour recommencer ! c'est du gaspillage, c'est l'entropie ! elle mesure la dégradation de l'énergie. Et si le système où cela se produit est laissé à lui-même, l'entropie augmente toujours !
Cela va aller mieux si je te dis que l'entropie mesure l'état d'instabilité ou de désordre dans un système ? Plus grande est la part de désordre, plus grande est l'entropie. Ou encore : L'entropie est nulle quand il n'existe pas d'incertitude. Et alors on va dire que la néguentropie est au maximum ! L'entropie c'est la masse d'informations non organisées (les molécules d'air se heurtent dans tous les sens de façon aléatoire), la néguentropie c'est le degré d'ordre introduit dans une masse d'informations (les gesticulations des molécules d'air sont orientées : c'est le vent ! la néguentropie c'est du vent !).
Alors là tu vas comprendre :
l'Education Nationale est un
système (système éducatif) qui veut
sans cesse tendre vers une néguentropie
maximum : l'ordre. Ce qui nécessite une énergie
croissante. Résultat suivant
les lois de la cybernétique : au fur et à mesure
le système provoque une
entropie croissante : violence, illettrisme… Comme
l'Education Nationale est
organisée comme un système industriel dont les
mécanismes cybernétiques de
feed-back qui devraient compenser la seconde loi de la thermodynamique
s'avèrent tous inopérants les uns
après les autres (évaluation, examens,
diplômes, sanctions…) : big bang ! Il
faudrait donc que l'école soit
organisée comme un système vivant ou le
désordre provoque de
l'auto-organisation qui ralentit l'entropie. Le système se
réaménage sans cesse
On dit qu'il grandit, qu'il évolue, qu'il
mûrit… qu'il vieillit ! et un jour il
meurt pour que renaissent d'autres systèmes ! Il y a
rétroaction permanente
entre entropie et néguentropie : tendance vers un
équilibre qui ne peut être
jamais atteint, ce que l'on pourrait aussi appeler le
contrôle d'un
déséquilibre indispensable. Mieux tu
contrôles le déséquilibre, plus tu vis
vieux. Mais si tu le contrôles trop fort, tu meurs aussi ! Et
puis il y en a
qui disent qu'ils ne faut pas trop non plus le contrôler
parce que c'est
triste, bon mais c'est leur affaire ! Yin Yang disent les orientaux.
Et pour ta classe ou ton
école ? Si tu poses comme a priori que ta classe doit
produire de
l'organisation chez ceux qui la composent (structuration des langages,
apprentissages…), alors il va falloir accepter un certain
degré d'incertitude,
d'imprévu, de désordre puisque ce sont eux qui
vont être la source de
l'organisation. Mais si tu ne veux pas que le désordre te
conduise au chaos, il
fa falloir que tu aides à la mise en place de
mécanismes de régulation ou
d'homéostasie (L' homéostasie : ce qui fait qu'un
système vivant essaie de se
maintenir en état, c'est à dire vivant !). C'est
ta batterie de plans de
travail, ta réunion, tes ceintures arc en ciel, tes brevets
etc. Mais attention
: si cette structure n'a pas la capacité
d'évoluer, de se transformer suivant
l'impact des désordres qu'elle permet de laisser entrer, tu
arrives vite à une
néguentropie maximum (l'ordre stricte, la mort).
Incapacité alors de laisser
rentrer du désordre, celui qui crée
l'organisation. Et tu ne peux plus à
nouveau maîtriser l'entropie et tu vas à nouveau
vers le chaos… et celui de
chaque élément composant le système !
Ce n'est pas
pédagogiquement
correct ? Tant pis, allez, cybernétiquement vôtre !
Bernard COLLOT
[i]
Approche
cartésienne
-
Séparer
(causalité)
- Analyser
(réduction)
- Ordonner
(exhaustivité)
-
Démontrer (évidence)
Prouver pour
connaître (certitude)
Approche
systémique
- Observer
(globalité)
- Relier
(interactivité)
- Induire
(hypothèse)
-
Interpréter (incomplétude)
Comprendre pour
maîtriser
(incertitude, ouverture, remise en question,
créativité)
JL LEMOIGNE
("La théorie du système
général" PUF 1979)